Voici un texte qui nous a été adressé par un de nos lecteurs. Son auteur a choisi d’utiliser un pseudonyme, car il travaille dans une usine d’armement.
Selon les dernières découvertes issues des recherches en anthropologie, l’invention du handicap remonte aux origines de l’humanité. Pour l’instant, on ne sait pas à qui attribuer cette innovation, mais il est certain qu’elle devait répondre à un besoin réel puisqu’elle a survécu jusqu’à nos jours.
À l’inverse, durant cette même période, on a pu constater la disparition de la civilisation maya, de l’Empire romain, de la marine à voiles, du télégraphe Chappe, de la draisienne, du tigre de Java et du dauphin de Chine, dont le dernier spécimen a été aperçu dans le fleuve Yangzi Jiang en 2006.
Aujourd’hui, le handicap se porte de mieux en mieux et s’est étendu sur toute la planète.
La société actuelle aime les personnes handicapées et cherche à les protéger le mieux possible contre les vicissitudes de l’existence. C’est pourquoi elle fait en sorte que celles-ci ne puissent pas fréquenter tous les lieux ouverts au public, comme les restaurants, les salles de spectacles ou les coiffeurs. Ainsi, les personnes handicapées sont moins exposées aux maladies contagieuses et aux individus affligés d’une haleine fétide.
Le zèle préventif de la société est si bien organisé que, lorsque des toilettes sont spécialement aménagées pour accueillir des personnes handicapées, des artifices sont toujours appliqués afin d’entraver l’usage de ces lieux, par exemple en y entreposant quantité d’objets divers, notamment des chariots de ménage, ou en les condamnant par des serrures dont les clés demeurent introuvables.
Les transports en commun sont conçus pour autoriser une accessibilité réduite afin que les personnes handicapées ne soient pas victimes des catastrophes qui ont tendance à se multiplier, par exemple les déraillements de train ou les accidents d’avion. De même, les personnes handicapées peuvent difficilement emprunter les trottoirs, ce qui les met à l’abri des déjections canines.
Lorsqu’une personne handicapée est coulée dans du béton, elle meurt en quelques secondes. Si l’on procède à la même opération avec une personne valide, le résultat est identique. Cette expérience démontre que les personnes handicapées et valides sont égales. Ce constat est renforcé par le fait que les deux utilisent avec la même assiduité les places réservées aux véhicules des personnes à mobilité réduite.
La nature a voulu que les personnes handicapées ne soient pas pourvues d’une corne frontale, ni d’une fourrure exploitable. Par ailleurs, leur chair ne présente aucune qualité gustative. En conséquence de quoi, cette catégorie de mammifères n’est pas pourchassée par les braconniers. Cependant, bien que son taux de fécondité soit faible, et même inférieur à celui du Panda géant, l’espèce dénombre de plus en plus d’individus.
En dehors des personnes handicapées physiques, la société offre peu de possibilités de création de richesses et d’expansion économique. En dedans des personnes handicapées physiques, on ne peut rien conclure, car il fait trop sombre. Celles-ci font vivre un grand nombre de professionnels, médecins, infirmiers, assistants de vie, kinésithérapeutes, ergothérapeutes, fournisseurs de matériel paramédical, agents du département, confiseurs et producteurs de malt.
Cependant, la personne handicapée physique n’est pas reconnue comme un secteur économique à part entière, alors que celui qu’elle constitue s’accroît, contrairement aux domaines d’activité du textile ou de la sidérurgie, lesquels ont complètement disparu de notre pays, ou encore de la production automobile, en passe d’effondrement.
Par ailleurs, les personnes handicapées se situent à la pointe de la protection de la planète et de la sauvegarde de l’environnement. Disposant de moyens financiers dérisoires, elles consomment une faible quantité de ressources naturelles et émettent très peu de gaz à effet de serre, à l’inverse des centrales à charbon et des bovins.
La direction d’un État et la présentation du bulletin météorologique sont rarement confiées à des personnes handicapées. C’est une des raisons principales qui expliquent la crise économique et les grands bouleversements climatiques. Cette assertion est étayée a contrario par la présidence de Franklin Delano Roosevelt (1882-1945) lequel, atteint de polio, mit opportunément fin à la Prohibition et lutta avec efficacité contre les effets de la Grande Dépression aux États-Unis, grâce à sa politique du New Deal. Un exemple plus récent nous est fourni par l’Allemagne, seul pays de la zone euro qui affiche un budget à l’équilibre, et dont le ministre des Finances est paraplégique.
Le handicap, s’il est une création ancienne, reste donc plus que jamais d’actualité. Tous les êtres de bonne volonté et les épris de justice doivent se mobiliser pour que sa dimension sociale, culturelle, économique et environnementale soit enfin reconnue à sa juste valeur.
Baron du Fléron, septembre 2014.
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